Assise sur le bord du lit, Hiragil ne savait précisément où arrêter son regard, sauf qu’elle était certaine de ne pas vouloir regarder Issil dans les yeux.
– « Que sais tu de moi Issil ? J’ai la peau mate et un accent indécrottable qui signifie que je viens du Gondor. Je sais lire donc je viens de la classe supérieure, certainement la noblesse puisqu’un marchand n’aurait pas pris le risque d’éduquer sa fille. Cette hypothèse est confirmée par le fait que je sache me battre : on apprend aux filles à se battre que quand il n’y a pas de fils pour le faire – je suis fille unique. Tout ceci est presque évident. »
Issil acquiesça sans un mot.
– « Tu te doutes que j’ai plus fui le Gondor que je ne l’ai quitté, sinon j’y serai déjà retournée pour voir une famille ou des amis. Tu ne m’as jamais rien demandé sur mon passé. C’est une délicatesse qui m’en a toujours dit long sur toi. C’est pourquoi aujourd’hui je vais te dire le secret que ne connaissent que quelques proches amies. Tu pourrais facilement t’en servir contre moi, si tu le voulais… je n’y survivrai pas plus de quatre lunes, je crois. »
Issil resta parfaitement immobile, comme s’il posait pour un peintre qui voulait faire un tableau sur la patience attentive d’un inquisiteur. Hiragil inspira profondément avant de reprendre :
– « J’ai vu Père mourir d’une flèche parce que je n’ai pas levé mon bouclier assez vite. Nous défendions Pontis contre un raid de pirate. L’attaque de nuit était dangereuse ; l’attaque d’un village pauvre improbable ; je n’ai pas trouvé d’autres flèches dans tout le village une fois le soleil levé. Mère était effondrée ; les destructions étaient importantes ; notre suzerain ne nous a pour ainsi dire pas aidés ; je n’ai pas pu faire face seule. Le remariage de Mère avec le seigneur Catenet était la seule solution pour éviter la misère à nos gens. »
En finissant sa phrase, la voix de la jeune femme était vibrante d’émotion.
– « Je n’étais ni sa fille, ni sa bru, juste une porteuse de sa descendance qui, avec un peu de chance, aurait le bon goût de mourir en couches. Mère semblait se satisfaire de cette situation, mais son mari l’humiliait. Peu avant mon mariage avec son abjecte progéniture je résolu de partir le plus loin possible. Mais je devais récupérer la bague-sceau du Corbeau, celle de mes ancêtres, qui assurait à Catenet sa légitimité sur la seigneurie de Pontis. Le soir de mon départ, je me suis glissée dans ses appartements, repris la bague-sceau… et je l’ai poignardé sous les yeux de Mère. Elle est restée coite de surprise suffisamment longtemps pour me permettre de quitter le bâtiment du logis principal. Je n’ai pas pris le temps de lui faire mes adieux. Je ne suis jamais revenue : la justice du Gondor n’est pas très large d’esprit dès que l’on touche à sa noblesse. »
Hiragil fit une courte pause avant de conclure :
– « En ville tout à l’heure j’ai vu quatre sergents qui portaient le blason de Catenet. Voilà mon problème.
– Je comprends le problème maintenant. Tu soupçonnes Catenet d’avoir orchestré toute cette affaire : le caractère singulier de l’attaque des pirates, l’arrivée d’un sauveur providentiel. Je dirai que le double mariage inutile du père et de la mère du fils et de la fille est l’erreur qui le trahit absolument.
Issil se tourna vers la porte et, la main sur la poignée, reprit :
– Tes cheveux sont le révélateur le plus évident de ton identité. Tu dois couvrir ta tête tant que nous sommes à Tharbad. Sans cela je suis incapable de garantir votre sécurité à toutes les deux. Je dirai à la caravane que je veux éviter la convoitise que ta jeunesse attire. Maintenant, viens. Allons voir pourquoi ta chère sœur n’est pas encore revenue. »
Il laissa Hiragil seule dans la chambre. Raconter son secret lui a ramené en mémoire un épisode de sa vie qu’elle préférait oublier. Elle avait besoin de quelques instants pour dépasser son mal à l’aise. Quand elle se sentit prête elle sortit de la chambre et vit du balcon Shaela et son père attablés avec Beorend. La discussion ne semblait détendue, ce qui n’était pas la situation attendue, alors elle s’approcha tête couverte, curieuse de connaître les tenant et aboutissant.
Comme elle approchait, Shaela se leva et laissa sa sœur s’installer entre elle et son père. Son visage était souriant mais ses sourcils légèrement froncés laissaient apparaître la gravité de la discussion :
– « Il faut que nous parlions. Assied-toi.
Intriguée par la tournure des événements, Hirilil s’assit. Shaela reprit :
– Beorend est notre ami, enfin je crois. Il connaît bien la fouine. Il a autant de raisons de te détester qu’il en a de le haïr.
Tous les regards se tournèrent vers Beorend.
– Mon oncle est mort pour vous avoir protégée ; je n’en connaissais pas les motivations. Je respecte sa mémoire en haïssant la fouine et en faisant en sorte qu’il ne soit pas mort pour rien.
Hiragil prit vite la mesure de la situation et prit une pose altière qui convenait à sa condition de noble. Elle glissa vers l’avant sa main portant la bague-sceau du Corbeau afin qu’il puisse bien la voir.
– Je suis la fille du Corbeau. Je vous remercie pour ces paroles Beorend. Sachez que je me considère comme votre débitrice.
Elle marqua un temps de pause.
– Je ne suis donc pas la seule à être curieuse de savoir ce que trafique la fouine autant au nord. Malheureusement Beorend et moi pourrions être reconnus par les gens de Catenet. Shaela, Issil, il n’y a que vous qui puissiez nous renseigner.
Elle regarda alternativement ses deux voisins pour leur demander d’un regard s’ils acceptaient de se charger de cette mission. Beorend brisa cette communication silencieuse d’un toussotement :
– Excusez-moi Hirilil, mais ne voulez-vous pas savoir ce qu’il advient de votre mère ?
Hiragil fit un sourire très embarrassé au chef de la caravane.
– Connaissez-vous Aerdhill ? Il était le lieutenant de Père. »