Hirilil prit sa place sur le chariot sans dire un mot. Elle resta ainsi à bouder au moins toute une lieue. Shaela et Issil n’ayant pas plus envie de parler, pour la première fois depuis le départ le chariot Chantechêne était silencieux. La harpe posée contre un rebord du chariot ne vibrait qu’à cause du chaos de la route ; à chaque soubresaut, elle tressaillait d’un son disharmonieux, désarticulé, dont la résonnance ne faisait qu’énerver un peu plus la jeune femme aux cheveux blancs.
Avec une voix faible et rauque, elle rompit ce silence discordant qu’elle ne supportait plus :
– Je sais qu’il n’est pas coupable de vol. Je le connaissais peu, c’est vrai, mais c’est un type bien.
Elle serait les dents en parlant, pour contenir la colère qui lui serrait la gorge. Elle voulait la garder en elle, d’abord pour ne pas exploser littéralement dans la caravane, ensuite parce qu’elle avait besoin de cette rancune contre le destin qui lui permettait d’affermir sa volonté.
– Je ne veux pas que son nom soit sali. Il ne le mérite pas.
– Si tu as raison, le mérite n’est pas la question. Si tu as raison, c’est un problème de chance ou de destin, selon ce que tu préfères croire… »
Issil continua d’une voix calme et posée.
– Si tu as raison, nous le savons tous les trois, il n’est plus. Que veux-tu y faire ? Que peux-tu changer ?
– Rien, bien sur. Je ne peux pas revenir en arrière. Mais vous deux, ne me renvoyez jamais faire du café quand j’ai raison. Même un absent a le droit d’être défendu. »
Hirilil finit sa phrase sur un ton sec qui indiquait qu’elle n’attendait aucune réponse à son assertion.
Sharilaa entoura les épaules de son amie dans un bras et la serra toute contre elle. Sous le soleil de l’été, les deux corps qui se touchaient avaient une chaleur fraîche, un rayonnement apaisant. En marmonnant quelque chose que les autres ne comprirent pas, la plus jeune abandonna sa tête à l’épaule de sa grande sœur et son cou aux rayons du soleil. Sa main se posa sur la jambe de sa grande sœur, et elle reprit doucement mais d’une voix claire cette fois :
-J’ai bien compris ton message Shaela, même si je pense qu’il provient d’Issil. Mais je ne changerai pas de comportement. Si je me fais remarquer, c’est pour que les regards que j’attire ne se tourne pas vers toi. C’est ce que je peux faire de mieux pour toi.
Soulagée d’avoir enfin pu expliquer ce qu’elle faisait, elle attendit un peu une dénégation de sa position un peu singulière. Pour attendre elle regardait la route qui défilait et pensait au temps qui passe. Apparemment, personne ne voulait la contrer, mais peut-être cherchaient-ils à étayer un argumentaire solide.
Alors elle se redressa et lança d’un air presque badin pour détendre l’atmosphère :
-A Thalion, nous pourrons aller voir le marché ?
– Je ne crois pas.dit Shaela en se tournant avec grâce vers son père, pour lui demander tacitement de confirmer son intuition.
Quand la caravane arriva devant le mur qui entourait Thalion, beaucoup de voyageurs sourirent, contents d’avoir enfin rejoint un havre de civilisation au milieu des plaines du Minhiriath où ne poissent qu’une herbe rase et des moutons. Les soleil était à son zénith et assommait tant les hommes que les bêtes de sa chaleur estivale. Comme à leur habitude, les chariots se mirent en cercle. Issil poussa ses deux filles par les épaules vers le conseil de la caravane qui se tenait alors.
Toute la question était de savoir combien de nuits les marchands feraient halte ici. Une seule était tout juste suffisante pour la plupart des marchands, tiraillés entre l’envie de faire des affaires et celle de rentrer chez eux. Alternadh, le marchand qui avait perdu marchandise et bourse en réclamait trois, pour ne pas rentrer bredouille. Beorend, habitué de la situation, cherchait à créer un dialogue, en permettant à chacun d’exposer les raisons de leur position. Un compromis fut rapidement trouvé sur la base raisonnable de deux nuits, laissant aux plus habiles d’entre eux, une journée entière pour dénicher de bonnes occasions.
-Vous avez deux nuits. Suivez moi.
Issil se dirigea alors vers Beorend pour lui demander où il pourrait trouver une chambre pour lui et ses filles. Le chef de la caravane le toisa un instant puis lui expliqua comment trouver l’Auberge aux oranges, sur la place principale de la ville, près des bâtiments du Conseil de la ville. Cette auberge était une des plus vieille institution de la ville, réputée pour son brassage et pour la propreté de ses chambres. Issil y paya d’avance une chambre pour deux nuits.
Beorend se dit que les chambres devaient être bien chaudes car quand les deux sœurs Chantechêne en étaient descendues pour prendre leur repas du soir, elles étaient toutes rouges. Il n’avait pas envie de quitter des yeux cet ange qui descendait les marches, le dos bien droit, la tête haute. Les courbes généreuses et douces de son corps parfait lui donnaient envie de sourire béatement, comme ces simplets que l’on voit régulièrement dans les fermes les plus isolées ou le long des routes.
Le chef de la caravane avait pris une chambre à cette même auberge. Comme il ne travaillait pas pour lui et que sa mission était juste de livrer la marchandise, il n’avait rien d’autre à faire que se détendre durant cette halte. Alors il avait décidé de venir boire dans cette auberge quand il n’était pas au campement à surveiller les chariots. Plus tôt dans l’après-midi, il prit plaisir à discuter avec Issil Chantechêne qui était quelqu’un de très avenant, grande qualité pour un commerçant. Il réussit à apprendre qu’aucune de ses filles n’était mariée.
Alors qu’il était perdu dans son rêve d’ange aux plumes blanches, Alternadh l’aborda sans douceur. Il avait besoin d’un peu de fonds et espérait qu’il pourrait les lui avancer. Beorend, contrarié lui répondit qu’il n’avait pas d’argent propre. Par contre, il lui apprit que le père Chantechêne avait certainement les moyens de le dépanner. Il espérait ainsi que le marchand malchanceux occuperait le vieux pendant qu’il pourrait enfin aborder les sœurs, ou peut être même seulement Hirilil.
Alternadh n’hésita pas une seconde et se dirigea vers la table des Chantechêne où le père attendait ses deux filles. Il entama une discussion vive et animée avec les trois membres de la famille, comme si il les connaissait depuis toujours. Il commença par présenter sa misère comme si elle n’était qu’un simple incident pour mieux présenter la somme qu’il demandait comme une broutille, un simple service entre voisins. Sans vraiment laisser le temps à Issil de répondre, il vanta ensuite la beauté des halles de Thalion et l’art consommé de ses marchands. Ce dernier n’avait pas besoin de dire grand-chose pour relancer le flot de paroles toutes plus flatteuses et charmantes les unes que les autres. Il décida tout de même de temporiser sa décision jusqu’au petit matin, le temps d’en discuter en famille. Alternadh déclara aussitôt qu’il n’en espérait pas tant. Il proposa même de faire visiter le marché aux Chantechêne, quelle que soit leur décision.
Pendant tout ce temps, Beorend les épiait, assis seul à sa table, silencieux, le regard scrutateur, le nez dans sa chope de bière parfumée.
Le repas terminé, le père et ses deux filles se retirèrent dans leur chambre à l’auberge pour discuter de l’affaire. En montant les marches qui menaient au premier pallier Hirilil parla tout bas à Shaela qui était devant elle. Elle lui demanda de trouver un moyen pour que demain Alternadh et elle puissent discuter seule à seul, car elle avait des questions à lui poser.
texte d’Hiragil de Pontis, fille du corbeau