Le soleil lui-même faisait échos à la bataille. Les rayons d’ordinaire doux et chauds venaient maintenant sécher le sang moite et gluant qui s’épaississait sur la peau des combattants. Ils faisaient miroiter les pierres sèches et blanches des Terres Solitaires, pour une fois humides et colorées. Cette couleur, personne ne souhaite jamais la voir, mais elle fait partie de la vie ; elle est même la vie. Elle s’écoulait librement en petits filets entre les herbes rares.
La terre et le ciel ne faisaient plus qu’un. Et tout s’obscurcissait.
Pas pour Hiragil.
La longue attente, le calme avant la tempête avait trouvé son terme dans une déferlante de fureur. Le barrage des boucliers avait résisté au flot ininterrompu d’ennemis qui venait se briser sur cette digue. Elle avait survécu et maintenant ses sens étaient aiguisés par sa volonté de vaincre, coute que coute. L’acier brillait ; il hurlait son approche juste avant de pousser un gémissement de frustration de ne pas avoir gouté à la vie. Les corps sentaient la mort et la peur, dansant la vanité de l’espoir quand ils s’effondraient au sol, inertes.
Cependant, son monde ne se limitait pas à ces besoins impérieux et immédiats de survie. Elle était un soldat et un soldat obéit aux ordres. Et dans un combat, il faut surtout les entendre et les appliquer. Être enrôlé dans une compagnie pour être soldat ne suffit pas.
L’instinct animal prend généralement le pas lors d’un combat et la plupart des porte-sabre ne sont que des guerriers : ils laissent leur fureur prendre le contrôle de leur corps et s’en remettent à leurs seuls réflexes pour survivre. Il faut une grande discipline pour garder la tête froide et rester à l’écoute de son officier. Et même encore, entendre et comprendre un ordre n’est qu’un premier pas. Il faut l’intelligence, la force et l’audace de les exécuter : aucun ordre n’est plus difficile à suivre que celui d’une retraite, parce que faire un pas en arrière n’est pas naturel, parce qu’on abandonne pas ses frères d’armes sur le champ d’honneur, parce que le désordre est synonyme de mort.
La gondoréenne se sentait à l’aise dans le rythme donné par l’eldar, ses propres mouvements étaient basés sur cette rengaine froide, efficace et meurtrière. Elle ne comprenait rien aux langages elfiques, mais sur le champ de bataille, on apprenait généralement vite vite. Il fallait survivre au prochain assaut, encore et encore. A chaque ordre, Sharilaa envoyait son dard contre un ennemi qui ne revenait pas. A chaque ordre, elle revenait d’un pas, en arrière de la ligne de boucliers. Issil et Hiragil n’avaient pas besoin de se parler pour se comprendre, le langage de leurs corps était suffisamment clair pour se coordonner d’eux-mêmes. Ils étaient liés l’un à l’autre par un lien qu’ils ne s’avoueraient jamais, parce qu’ils le connaissaient déjà intimement, avec suffisamment de clarté.
L’ordre d’ouvrir allait bientôt arriver. Hiragil avait repéré un gobelin qu’elle pourrait intercepter avec le tranchant de sa hache juste au bon moment pour couvrir la percée de celle qui bondirait tuer une autre âme déchue. Elle leva haut son arme et se prépara à ouvrir le mur.
Elle fut surprise par l’attaque d’un ouargue qui, venant de son angle mort, se jeta sur son bouclier, juste après qu’elle ait ouvert le passage. Elle ne dut faire qu’un tout petit pas chassé pour retrouver son équilibre ; à peine un pas en fait parce qu’elle compensa le déséquilibre par une forte torsion du bassin. Son pied qui avait à peine bougé, fit trébucher Sharilaa qui tomba au sol sur le ventre, juste devant ses deux protecteurs.
Par réflexe, les deux porteurs de boucliers poussèrent un grand cri bestial pour attirer l’attention sur eux, faire lever les regards. Les deux cris avaient exactement un octave d’écart et semblait ne sortir que d’une seule gorge. Même les défenseurs se tournèrent vers cette clameur tant elle saisit de stupeur l’être mortellement fragile qui sommeillait en eux.
Hiragil s’était avancée pour faire barrage de son corps en s’interposant entre le ouargue et l’elfe au sol. Elle savait qu’elle créait une brèche dans le mur des défenseurs, mais elle n’avait pas le choix. Elle avait surtout conscience d’avoir son dos et son côté droit découverts, alors que le grand loup s’acharnait sur son bouclier et avait manqué à deux reprises de la faire basculer. Elle ne pouvait se concentrer que sur lui et s’en remettre à son destin pour survivre à ce combat singulier. Elle fit une feinte de pas sur la droite ; rebondissant immédiatement sur son nouvel appui elle envoya le bord de son bouclier le plus violemment possible sur le museau du ouargue qui s’était avancé dans la brèche. Le coup découvrit entièrement le torse de la guerrière, mais il sonna la bête atteinte sous l’œil quelques précieuses secondes durant lesquelles une hache vint frapper son échine. Le loup hirsute tomba immédiatement au sol, les jambes écartées. Hiragil fit alors immédiatement volte-face pour s’apercevoir qu’elle avait été couverte par Issil qui s’était avancé lui aussi et qui se protégeait de son épée.
Entre eux deux, Sharilaa s’était relevée et essayait de comprendre ce qui s’était passé.
Le commandant de la troupe dut doubler son appel pour que le mur se referme. Cependant, tout le monde était sauf, jusque là.
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